Cet article est issu du site jesuites.ca
Vu l’absence de célébrations liturgiques publiques en ces temps de pandémie, peut-être avez-vous redécouvert la pertinence des anciens psaumes de la Bible hébraïque. Bien qu’ils n’aient jamais été complètement démodés, ils avaient tendance à passer inaperçus à la messe, alors que l’assemblée fouillait dans sa mémoire à court terme pour retrouver le répons qu’on venait de lui réciter. Avec leurs demandes angoissées de délivrance, de protection, de secours et de miséricorde, les psaumes paraissent tout à coup faits sur mesure pour la détresse que nous connaissons. Ils correspondent si bien à notre situation de confinement que notre communauté jésuite, à Guelph, a décidé à l’unanimité, en mars, de dire Vêpres ensemble au chœur. Il ne faut pas connaître grand-chose à la vie spirituelle du jésuite canadien moyen pour mesurer la portée de cette concession improbable à la prière communautaire. Aux grands maux, les grands remèdes!
Composés douloureusement pour des temps douloureux, les versets souvent désespérés de certains psaumes accompagnent depuis près de trois millénaires les persécutés, les prisonniers et les âmes découragées. Jésus lui-même, à son heure la plus sombre dans les évangiles de Matthieu et de Marc, consacre ses dernières forces à lancer le cri de détresse qui ouvre le psaume 22. Mon « bouclier », mon « rocher », ce sont les noms que le psalmiste prête à Dieu quand tout n’est que ténèbres et désespérance.
Même si la vaste palette du psautier permet toujours d’appliquer un ou plusieurs psaumes à presque n’importe quel contexte, mieux vaut lire et comprendre les psaumes comme un seul et même livre. C’est-à-dire que pour bien comprendre un psaume, il n’est pas mauvais d’avoir une bonne idée de l’ensemble du psautier. De l’œuvre intégrale ressort pleinement la force de chaque chant. Un verset comme « Comment peux-tu voir cela, Seigneur, délivre-moi de ces fauves? » dans le psaume 35 ne peut être complètement isolé du « goûtez et voyez : le Seigneur est bon » du psaume 34. Si leurs versets n’étaient qu’angoisse, les psaumes ne soutiendraient pas notre confiance comme ils le font; s’ils n’étaient que rayons de miel et de soleil, leur fadeur nous paraîtrait artificielle dans l’amertume de l’épreuve.
Il est donc spirituellement salutaire d’affronter les psaumes de lamentation et de détresse quand « tout va bien », et de goûter les psaumes de louange et d’action de grâces quand la vie est dure. Les premiers nous rappellent la précarité de notre confort et de nos privilèges; quelle dangereuse illusion que de penser qu’ils nous seraient dus! Dans le luxe, la certitude, l’orgueil et la prétention, ces psaumes deviennent un cri prophétique et devraient nous rappeler que nous ne sommes maîtres et possesseurs de rien, pas même de notre corps. En fait, si l’on en croit Jésus, les persécutions sont le seul héritage sur lequel puissent compter ses disciples en cette vie.
En revanche, dès que s’effondre la belle vie et que nos rêves de sécurité se dénudent dans toute leur terrifiante vacuité, mieux vaut nous attacher à la louange et à l’action de grâces qui s’épanouissent dans des psaumes comme le numéro 34 : « Goûtez et voyez : le Seigneur est bon ». Mais comment y arriver au milieu d’une pandémie mondiale? C’est ici qu’intervient l’imagination ingénieuse de la foi : elle oriente notre attention vers la réalité telle qu’elle est et telle qu’elle pourrait être.
« Avec Dieu, la douceur du regard perce les profondeurs, et la puissance maternelle se fait entendre. »
Ce qu’on appelle aujourd’hui la pleine conscience est la forme séculière de l’attitude contemplative chrétienne qui entre en action chez celui ou celle qui fait profondément l’expérience de sa réalité incarnée. Chaque sensation est la preuve que nous sommes vivants et réceptifs. En consacrant du temps à révérer le million de petites manifestations divines qui se produisent constamment dans notre corps sensible, nous ne pouvons pas nous empêcher de « goûter » et de « voir » que « le Seigneur est bon ».
On s’étonne que le jésuite Teilhard de Chardin soit ressorti des sinistres tranchées de la Première Guerre mondiale avec un sens profond du divin qui anime toute la création. Il avait trouvé Dieu là où il ne semblait y avoir que mort et tragédie. De même, remarque Viktor Frankl, « à mesure que s’intensifie la vie intérieure du prisonnier [des camps de concentration], il goûte comme jamais auparavant la beauté de l’art et de la nature ». Frankl relate plusieurs occasions où, transis de froid, de fièvre et de faim, lui-même et d’autres détenus furent soudain ravis de stupeur et de gratitude devant la splendeur d’un soleil couchant. Abrutis systématiquement de violence et de cruauté, leurs sens étaient rappelés tout à coup à la vie par une présence attentive au réel. C’étaient des instants salvifiques de transcendance incarnée.
Allez-y. Osez rendre grâce en ces jours de crise. Prenez le temps de goûter et de voir. Ça n’a rien d’une fuite irresponsable et ce n’est pas de l’aveuglement. C’est la vie qui résiste à l’oppression de nos prétentions déçues et au désespoir qu’elles engendrent. C’est la pratique concrète, incarnée, qui nous fait sentir Dieu en toutes choses.
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