Découvrir « Le Récit du pèlerin » qui raconte le chemin d’Ignace de Loyola

À partir du Récit du pèlerin, le P. Jacques Gebel sj nous raconte le chemin d’Ignace de Loyola : comment il a reçu de son Seigneur et compagnon Jésus, une sagesse et une liberté face aux échecs, face aux pulvérisations de ses projets les plus chers par des boulets de canon successifs.


Le Récit du pèlerin est un texte distribué en huit chapitres portant chacun le nom d’une (ou de plusieurs) ville(s) où vécut Ignace. Il a été dicté par Ignace à Luiz Gonçalves da Câmara (jésuite portugais écrivant aussi en espagnol et en italien) à partir de 1553, après que les compagnons ont insisté, convaincus que la grâce donnée à Ignace n’était pas pour lui seul, mais qu’elle l’était aussi pour tous ceux que Dieu appelait à vivre de son charisme, c’est-à-dire sa manière de vivre, d’aimer Dieu et les autres.

D’où vient Ignace de Loyola ?

Ignace est le nom latinisé (Ignatius, qu’il ne prendra qu’en 1533 à Paris), d’Eneko en basque, d’Iñigo en castillan. Le nom Eneko viendrait de saint Ennecus (ou Innicus), moine du XIème siècle et abbé du monastère Saint-Sauveur d’Oña, commune d’Espagne, dans la province de Burgos, à l’ouest du pays basque. Ignace naît au “château” (plutôt une maison-forte) de Loyola, au pays basque, en 1491.

Ignace grandit dans le contexte des grands bouleversements de la Renaissance

La période de son enfance et de sa jeunesse, la fin du XVème siècle et le début du XVIème siècle, sont marqués par les grands bouleversements de la Renaissance : les frontières du possible reculent. On note :

  • des bouleversements techniques et scientifiques : essor de l’imprimerie ; cartes maritimes ; boussole ; astronomie et progrès de la navigation avec Christophe Colomb qui arrive aux Amériques en 1492 ;
  • des bouleversements culturels et politiques : affirmation du sujet, des Etats modernes s’émancipant peu à peu de l’autorité de l’Eglise catholique romaine ;
  • des bouleversements économiques avec les découvertes et conquêtes des Amériques, de l’Afrique, de l’Asie…
  • des bouleversements religieux avec les Réformes : on passe d’une vision antique où domine l’image d’un Dieu immobile, immuable, avec un ordre figé, à une vision des humanistes où domine l’image d’un Dieu qui ne cesse de créer, d’inventer, d’informer le temps, en coopération avec l’homme libre.

La question est alors : comment ordonner la multiplicité des possibles à la fin qu’est Dieu et comment choisir le meilleur ? C’est dans ce contexte qu’Ignace grandit.

Trois évènements marquent l’enfance et la jeunesse d’Ignace

  • Dernier de treize enfants, Ignace perd sa mère (Marina Sáenz de Licona y Balda) à 7 ans et est recueilli par son frère aîné, Martin, et sa belle-soeur, Magdalena. Cela peut donner une clé de son rapport à la noble dame (figure peut-être inspirée de la jeune sœur de Charles Quint, Catalina) et de sa dévotion à Notre Dame.
  • Orphelin de père (Beltrán Yáñez de Oñaz y Loyola), Ignace quitte le lieu familial à 15 ans pour devenir page, puis secrétaire du trésorier (Juan Vélasquez de Cuéllar, parent de sa mère) du roi Ferdinand le Catholique. Ignace devient un gentilhomme instruit, négociateur avisé, ayant du goût pour les armes et les femmes, avec un fort caractère et menant une vie de cour, mondaine et plutôt dissolue.
  • En 1517, à 26 ans, après la mort du roi Ferdinand (et la disgrâce et le décès de Juan Vélasquez), il entre au service de l’administration du vice-roi de Navarre (le duc de Lara), récemment rattachée au royaume de Castille. Ignace vivra là quatre ans dans un environnement moins mondain, plus proche de l’Évangile, et qui préparera sans doute sa conversion.

La jeunesse d’Ignace est résumée en trois lignes au début du Récit du pèlerin : « Jusqu’à la vingt-sixième année de sa vie, il fut un homme adonné aux vanités du monde ; il se délectait surtout dans l’exercice des armes, avec un grand désir de gagner de l’honneur. » Ce bref résumé de la jeunesse d’Ignace peut rappeler les Évangiles qui gardent peu ou pas d’éléments de la jeunesse de Jésus à Nazareth… Ignace semble bien avoir raconté cette période et les écarts de sa jeunesse, mais cette période n’a pas été retenue par Gonçalves da Câmara, sans doute par pudeur hagiographique, mais aussi parce que ce qui intéressait les premiers jésuites, c’était comment notre Seigneur avait guidé Ignace depuis le début de sa conversion. Pour avoir l’intégralité des 32 dessins, vous pouvez télécharger le fichier pdf.

Le récit suivant du chemin d’Ignace s’appuie sur les illustrations de ce que l’on a appelé Actes du Père Ignace, Autobiographie, Récit du Pèlerin ou, aujourd’hui, Récit. Ces 32 dessins de Charles Henin sont tirés de l’ouvrage Ignace de Loyola par lui-même. Texte intégral du Récit, paru aux Éditions Vie Chrétienne, 2010 (Réédition du supplément à la revue n°350 publié en 199).

À Loyola

En mai 1521, c’est le siège de Pampelune par les Français et les Navarrais qui veulent reprendre la ville (et la Navarre) aux Espagnols de Charles-Quint (conquises en 1512). Le lundi de Pentecôte 20 mai, Ignace défend la forteresse, galvanise les défenseurs et refuse de se rendre, quand un boulet de canon lui passe entre les jambes, brise la droite et blesse la gauche. Transporté à Loyola, il subit plusieurs opérations, prêt à tout pour retrouver ses capacités de séduction (2).

En convalescence, Ignace s’ennuie et demande des romans de chevalerie, relatant des chansons de gestes de chevaliers errants, comme Amadis de Gaule, dont les équivalents contemporains seraient James Bond ou Largo Winch. Mais rien de tel au château. Sa belle-soeur Magdalena lui donne une « Vie du Christ » (résumé des Évangiles) de Ludolphe le Chartreux et la “Légende dorée” (“Flos Sanctorum”), une vie des saints, du dominicain Jacques de Voragine. Tout en lisant, il rêve aux hauts faits qu’il pourrait accomplir pour une noble dame, de celles qu’il a connues aux cours de Castille et de Navarre. Passionné par la vie de François et de Dominique, il rêve d’en faire autant : de vivre pauvrement, de mendier, de suivre le Christ… Ainsi, malgré sa souffrance et son handicap, Ignace garde de grands désirs ! Il est toujours traversé par une énergie d’entreprendre. Certes, ces désirs seront à purifier, aussi par la raison, mais cette force du désir sera le moteur de grandes réalisations ! Son cœur, son esprit balancent, entre la cour à une noble dame et une vie pauvre à la suite du Christ. (5)

Tout en poursuivant ses lectures, Ignace se rend compte que les hauts faits pour une noble dame le laissent enthousiaste sur le moment, mais sec et triste dans la durée, alors que la vie pauvre le laisse triste sur le moment, mais joyeux dans la durée. (6) C’est un des traits essentiels de sa spiritualité qui apparaît ici et qui s’affinera dans les règles de discernement : se décider pour Dieu passe par l’examen de nos pensées, et de leurs effets, de ce qu’elles nous font éprouver intérieurement, durablement, pour repérer celles qui vont dans le sens de Dieu

Le rudiment du discernement (que l’on trouve déjà dans la tradition monastique des Père du Désert ou de saint Benoît), c’est bien de regarder les effets des différentes pensées qui me traversent et d’apprendre peu à peu à faire le tri entre celles qui me laissent joyeux et paisible dans la durée, me tirent vers le haut (appréciation de soi, de Dieu, des autres), et celles qui me laissent triste, inquiet, me tirent vers le bas (dépréciation de soi, de Dieu, des autres).

Une fois repérés ces différents effets des pensées, ma liberté, pour choisir, me décider pour les voies de Dieu, va être sollicitée : écouter les pensées qui ont été repérées comme venant de Dieu et refuser, ne pas écouter les pensées qui ont été repérées comme venant de l’adversaire, du tentateur, de l’homicide, du père du mensonge, de celui qui divise (dia-bolon), celui qu’Ignace appelle « le mortel ennemi de notre nature humaine » (Lucifer ; Exercices Spirituels, Méditation des deux étendards, 136).

Ignace décide alors de suivre le Christ pauvre et d’aller à Jérusalem, pour mettre physiquement ses pas dans ceux de Jésus… Une nuit, il a une vision de la Vierge qui le confirme dans sa décision.

À Montserrat

En février 1522, Ignace part, traversant l’Espagne vers Barcelone et le sanctuaire de Montserrat, monastère célèbre en Catalogne. (10) Ignace fait une retraite de trois jours pendant laquelle il écrit une confession générale (et c’est la première fois qu’il parle de son projet à un confesseur, un père d’origine française, le père Jean Chanon). Il remet son épée et son poignard devant la Vierge noire (en catalan la « Moreneta » : « la petite noire / brune », « la brunette »), avant de passer la nuit du 24 au 25 mars (vigile de l’Annonciation !) en prière devant l’autel de Notre Dame… Il revêt une tunique de toile et prend un bourdon, bâton pour la route, et donne ses beaux habits à un pauvre. On voit bien qu’Ignace reste toujours foncièrement chevalier, mais le « conquistador » se transforme peu à peu en « pèlerin »

À Manrèse

Avant de s’embarquer à Barcelone, Ignace voulait se mettre à l’écart de la grande route, pour noter dans son livre, quelques jours, son expérience spirituelle, en vue d’aider les autres… Certains disent qu’Ignace était meurtri par le voyage, ses blessures cicatrisant mal, d’autres qu’il voulait attendre la fin de la peste qui sévissait à Barcelone, d’autres encore qu’il voulait éviter le cortège du nouveau pape Adrien VI qui se rendait de Madrid à Rome…

En tout cas, il fera un an de solitude, de prière et de pénitence dans la ville de Manrèse (11). Il loge à l’hôpital (lieu d’accueil des malades, mais aussi des marginaux : fous, vagabonds, mendiants, estropiés…) ou chez des bienfaiteurs, s’infligeant jeûnes et mortifications et vivant d’aumônes. Certains historiens disent aussi qu’Ignace fréquente des béates, femmes mystiques, souvent suspectées d’êtres des illuminées (alumbrados) et qui ont maille à partir avec l’Inquisition.

A Manrèse, il commence à écrire son expérience… Ce sera le livret des Exercices Spirituels, qui permettra à beaucoup de faire une expérience de Dieu. Un livret au service d’une expérience, d’une relation entre deux personnes, la « créature » et son « créateur »… Expérience dont on peut ainsi résumer le cheminement : se sentir aimé, créé, pécheur pardonné par Dieu (première semaine) et vouloir suivre le Christ, présence de cet amour de Dieu, vrai Dieu et vrai homme, en le connaissant et l’aimant dans toute sa vie (deuxième semaine), sa Passion (troisième semaine), sa Résurrection (quatrième semaine), et en posant, par le discernement, les choix concrets qui découlent de cette suite … De ce qu’Ignace a reçu, par son héritage culturel, par son expérience intérieure, par les courants qu’il traverse, il fait un instrument utile aux autres.

Les Exercices Spirituels ne seront pas un catéchisme, un traité de prière, de pratiques religieuses, un traité de théologie, ni un message personnel. Ils seront un moyen pour celui qui les reçoit de choisir sa manière propre de vivre une vie chrétienne consciente d’elle-même dans une relation d’intimité avec le Dieu de Jésus-Christ, à travers différents états et genres de vie…

Ignace a un certain nombre de visions (ou illuminations) intérieures, sur la Trinité, la création, l’humanité, l’Incarnation et les sciences. Tout lui apparaît très clairement, en harmonie, et le laisse dans la paix et la joie. Il reçoit une intelligence unifiée du monde dans sa relation à Dieu : le monde vaut la peine d’être sauvé par Dieu qui s’engage dans notre humanité…

Il doit se battre (13) contre les esprits qui lui donnent des scrupules, essaient de le décourager, de le désespérer, de le tirer vers le bas… Esprits qui devaient lui souffler quelques phrases assassines, du style de celles qu’on entendait dans les cours des écoles et collèges de France dans la première décennie de notre XXIe siècle : « Salut, bolos ! Arrête ton char, bolos ! De toute façon, t’es qu’un boulet, bolos ! » C’est là qu’il tire bénéfice de l’accompagnement d’un confesseur qui l’aide à reconnaître le chemin de Dieu (qui n’est pas dans des pénitences excessives ou le retour sur les péchés passés qui paralyse). Tout au long de sa vie Ignace s’en remettra à des confesseurs (accompagnateurs) pour relire sa vie, ses choix, voir clair, être éclairé, être confirmé, et en particulier lorsqu’il aura des doutes ou sera dans l’impasse.

Enfin, il se met en route vers la mi-février 1523 et s’embarque de Barcelone pour l’Italie et Jérusalem le 20 mars 1523, laissant tout son argent. (14)

À Jérusalem

(15) Arrivé en Italie à Gaète, Ignace fait une partie de la route vers Rome (pour recevoir du pape l’autorisation d’aller en Terre Sainte) avec une femme, sa fille et un jeune homme. Son expérience et son autorité militaire ne se sont pas évaporées dans sa vie de pèlerin claudiquant : il défendra vigoureusement les deux femmes contre des soldats qui voulaient les violenter.

Embarqué à Venise et passé par Chypre, Ignace arrive à Jérusalem en septembre 1523. Au provincial des franciscains (qui gardent la Terre Sainte), il dit qu’il veut rester là suite à la volonté de Dieu. Mais le provincial lui répond que lui agit par la volonté du pape et qu’il doit quitter la Terre Sainte sous quinze jours, les Turcs enlevant souvent des chrétiens (surtout les plus riches, pour obtenir des rançons).

On pourrait dire que c’est le deuxième boulet de canon qui pulvérise les projets d’Ignace… Menacé d’excommunication, Ignace, obéissant, s’exécute, se demandant que faire… S’il veut aider les âmes, il lui faut faire des études. (18) C’est là aussi une conversion : l’aide des âmes ne passe plus par l’épée mais par le savoir, la médiation de la culture, dans la ligne de l’Incarnation

Par Barcelone, Alcala, Salamanque

(19 et 20) Ignace étudie, à Barcelone, où il est de retour en mars 1524, avec des enfants dans les premiers temps, apprenant les rudiments du latin. Il donne les Exercices spirituels à des compagnons, dont trois mèneront le même mode vie que lui jusqu’à son départ d’Espagne (Calixto, Caceres, Arteaga). L’expérience du discernement s’affine : vivement tenté de prier beaucoup et à la place du temps d’étude et des cours, il se rend compte que cela ne va pas dans le sens du service de Dieu : il se sent invité à bien distinguer les temps et non à les confondre… Étudier est prioritaire…

A Alcala, où il poursuit ses études de philosophie en mars 1526, avec ses compagnons, Ignace est inquiété par l’Inquisition qui voit d’un mauvais œil, en pleine période de la Réforme, qu’il enseigne le catéchisme, ait des conversations spirituelles, propose des retraites ou fasse des prédications sans diplômes, sans autorisation, sans appartenir à un ordre religieux… Trois procès sont intentés à Ignace qui est emprisonné plusieurs mois, tout en pouvant recevoir des visites. Troisième boulet de canon qui pulvérise ses projets. Ignace ne baisse pas les bras. Il ne sera jamais condamné, mais va poursuivre ses études en juillet 1527 dans une ville plus ouverte, Salamanque.

Mais l’Inquisition fait à nouveau des enquêtes et l’emprisonne. Il sera acquitté et libéré. On aurait voulu simplement le libérer, sans procès, sans verdict, mais Ignace exige (comme il le fera toujours à Paris, à Rome, disciple de la clarté, de la vérité, de la publicité) que le procès soit mené jusqu’au bout pour que soit officiellement reconnue son orthodoxie. Il part seul en septembre 1527 pour Paris, où ses compagnons espèrent le rejoindre après avoir réglé leurs affaires. Il arrive à Paris le 2 février 1528.

À Paris

(21-22) Ignace étudie les Arts (lettres et humanités… toujours du latin avec des enfants à 37 ans…) d’abord comme externe libre au collège Montaigu, collège fréquenté par bon nombre d’Espagnols, réputé intellectuellement et enraciné dans la « dévotion moderne » découverte à Montserrat, logeant à l’hôpital Saint-Jacques aux Espagnols, fondé pour les pèlerins de Compostelle. Puis, en octobre 1529, plus à l’aise financièrement, Ignace va comme étudiant payant au collège Sainte Barbe, collège également fréquenté par des Espagnols et des Portugais, aussi renommé que Montaigu, mais beaucoup plus ouvert.

Il vit d’aumônes (et d’argent qu’il va chercher chaque année en août-septembre en Flandre, et même en Angleterre, auprès de marchands espagnols en échange de services) ; il conserve le réseau d’influence qu’il a tissé en Espagne. Il donne les Exercices spirituels à des étudiants, dont ceux qui partagent sa chambre, François-Xavier et Pierre Favre, ses cadets de 15 ans.

Ignace est reçu Bachelier ès Lettres en janvier 1532 et Licencié ès Arts (lettres et philosophie) le 13 mars 1533. C’est là qu’Ignace latinise son nom. Ils seront 7 (Ignace de Loyola, François Xavier, Pierre Favre, Diego Laynez, Nicolas Bobadilla, Simon Rodriguez, Alphonse Salmeron), le 15 août 1534 (toujours l’importance de la Vierge Marie) à s’engager dans le célibat et la pauvreté à Montmartre, cheminant vers la prêtrise, voulant aider les âmes…

Ils décident qu’ils iront à Venise pour aller à Jérusalem pour y rester et aider les âmes. Et c’est là où, d’une certaine manière, Ignace anticipe le surgissement d’un quatrième boulet de canon… Si, au bout d’un an, ils n’ont pu partir, ils iront à Rome, se mettre à la disposition du pape, qui a une vision universelle de l’Église et qui saura où ils seront le plus utiles pour le service des âmes et la gloire de Dieu… Maître ès Arts (théologie) en 1534, Ignace, souffre de calculs biliaires, et doit interrompre ses études de doctorat en théologie.

Le 28 mars 1535, il retourne seul au pays natal pour se soigner et annoncer aux familles de ses compagnons espagnols leurs nouveaux projets. Il loge à l’hôpital d’Azpeitia, qui existe encore aujourd’hui (et non au château familial, pour être plus libre). Il prêche, catéchise les enfants, et promeut des réformes sociales (tenue des femmes, aide aux pauvres…). Puis il traverse à nouveau l’Espagne pour rejoindre l’Italie et ses compagnons…

À Venise et Vicence

(25) Ignace arrive à Venise début 1536. Il est rejoint le 8 janvier 1537 par ses 6 compagnons et 3 autres « Français » (Claude Jay, savoyard ; Paschase Broët, picard ; Jean Codure, provençal) qui étaient partis de Paris le 16 novembre 1536. Ceux qui ne sont pas prêtres (Pierre Favre l’est depuis le 30 mai 1534), dont Ignace, sont ordonnés le 24 juin 1537 par le nonce à Venise (sauf Salmeron, trop jeune, qui sera ordonné le 8 septembre), au titre de la pauvreté volontaire (ce qui signifiait qu’ils ne pouvaient prétendre à un bénéfice ecclésiastique).

(26) En attendant de pouvoir embarquer pour Jérusalem, ils vivent par groupes de 2 ou 3, ou tous ensemble, prient, aident les âmes à Venise et Vicence et vivent d’aumônes.

À Rome

(28) Ayant renoncé à Jérusalem, à cause de la guerre entre Venise et les Turcs, les compagnons décident de se retrouver à Rome pour Pâques 1538. Sur la route (via Cassia) qui le mène à Rome, avec Favre et Laynez, à la mi-novembre 1537, dans la chapelle de la Storta où il est entré pour prier, Ignace a une vision du Père qui le met avec son Fils : il sent « un tel changement dans son âme et voit si clairement que Dieu le Père le met avec le Christ son Fils qu’il n’aura jamais l’audace de douter de cela, à savoir que Dieu le Père le mettait avec son Fils » (Récit, 96). Laynez rapporte aussi ces paroles d’Ignace au sujet de cette vision : « J’ai cru voir le Christ avec sa croix sur l’épaule et, à côté de lui, le Père éternel qui disait à son Fils : “Je veux que tu prennes celui-ci pour ton serviteur.” Et Jésus m’a dit : “Je veux que tu nous serves”. »

(29) Le pape Paul III soutient les projets du groupe des compagnons et les envoie en mission. En 1539, pour garder un lien entre eux, ils décident de fonder une congrégation (ce à quoi Ignace avait résisté, vu la mauvaise réputation des ordres religieux) : ce sera la « Compagnie de Jésus ». Le 27 septembre 1540, le pape approuve la fondation de la Compagnie de Jésus par la bulle Regimini militantis. Ignace est élu supérieur général le 17 avril 1541 (après avoir refusé à deux reprises). Dès le 22 avril, les compagnons présents à Rome font leur profession solennelle à Saint-Paul-hors-les-Murs. Les autres la feront où ils missionnent déjà. Certains compagnons sont dispersés en Europe ; François Xavier part pour l’Asie. A Rome, Ignace continue à exercer des ministères de confession et de prédication, donne les Exercices Spirituels et crée aussi des œuvres : Maison Sainte Marthe pour les prostituées et « femmes errantes » (une particularité : alors que dans la plupart des « refuges » de ce temps, les femmes étaient tenues de rentrer par la suite dans un couvent ou de vivre le célibat, celles de la Maison Sainte Marthe peuvent opter pour le mariage) ; orphelinat ; quêtes et secours matériels pour les pauvres, les prisonniers insolvables…

(30) Les compagnons s’installent près de l’église de Santa Maria della Strada, où était vénérée la Madonna della Strada (dont la représentation est encore dans l’actuelle église du Gesù).

(31) Ignace commence la rédaction des Constitutions, et termine celle des Exercices Spirituels… C’est, d’une certaine manière, un cinquième boulet de canon : le chevalier fougueux, l’infatigable pèlerin itinérant accepte de rester sédentaire à Rome, au service d’un corps en expansion, gardant sa simplicité, sa pauvreté et son amour passionné du Dieu de Jésus-Christ et de l’humanité…

(32) Ignace reçoit et envoie un abondant courrier (plus de 6815 lettres et instructions, écrites par lui ou en son nom, sont conservées, la plus ancienne datant de 1524), aidé à partir de 1547 par son efficace secrétaire et confident, Juan de Polanco, jésuite espagnol (1517-1576). Ses premiers compagnons meurent avant lui : Pierre Favre en 1546 à 40 ans, à Rome, et François Xavier en 1552 à 46 ans, aux portes de la Chine. Ignace meurt en 1556, à l’âge de 65 ans, d’une lithiase biliaire. (Le médecin qui pratiqua l’autopsie, Realdo Colombo, déclara plus tard : « J’ai extrait de mes mains un grand nombre de calculs de plusieurs couleurs, qui se trouvaient dans les reins, dans les poumons, dans le foie, dans la veine porte. » (Fontes Narrativi I, 769, n°16).

Conclusion

J’ai choisi, pour présenter le chemin d’Ignace, d’en tirer des boulets de canon… A vous de tirer de ce chemin d’autres fils aujourd’hui et demain !

On peut voir dans ce chemin qu’Ignace reçoit peu à peu de son Seigneur et compagnon Jésus, une sagesse et une liberté face aux échecs, face aux pulvérisations de ses projets les plus chers par des boulets successifs :

  • pulvérisée sa carrière d’honneur militaires et mondains par le boulet de canon qui lui brisa la jambe au siège de Pampelune ;
  • pulvérisé son désir de rester à Jérusalem pour visiter les lieux saints et aider les âmes, par le boulet de l’interdiction de l’Eglise ;
  • pulvérisé son désir de donner les Exercices Spirituels et d’achever ses études en Espagne par le boulet des soupçons de l’inquisition ;
  • pulvérisé son désir de se dépenser avec ses compagnons à Jérusalem par le boulet de la guerre avec les Turcs, empêchant toute navigation en Méditerranée ;
  • pulvérisé son désir d’apostolat itinérant et de plein vent, par le boulet du vote de ses compagnons qui l’élisent préposé général, le fixant à Rome dans la rédaction des Constitutions.

Avec son compagnon Jésus, Ignace apprend que Dieu peut être cherché et trouvé en toute chose, en toute situation, d’échec ou de réussite. Il y a chez Ignace la découverte de la transformation de l’épreuve en chance, la découverte de l’usage intelligent de l’événement…

Le tempérament d’Ignace restera, ses faiblesses aussi, ses hésitations, ses scrupules (boulets de son passé, de son indignité insupportable, du sentiment de n’en faire jamais assez), mais il aura toujours cette foi, cette certitude intérieure, de fond, en la miséricorde infinie de Dieu. Ignace fait sans doute cette expérience déterminante de la miséricorde à Manrèse, relatée dans le Récit : « Et alors il décida avec une grande clarté de ne plus confesser aucune des choses passées. Et alors, à partir de ce jour, il demeura libéré de ces scrupules, tenant pour certain que notre Seigneur avait voulu le délivrer par sa miséricorde. » (Récit, 25) Grâce à cette expérience sans cesse nourrie de la miséricorde, Ignace intégrera tous les boulets à son seul projet fondamental : croire au bel amour de Dieu révélé en Jésus-Christ et le porter avec d’autres compagnons à et dans toute la création

Ignace a appris que les lourds boulets qu’il traînait, le tirant vers le bas du boulet-bolos, pouvaient, peu à peu, devenir légers ballons qui l’entraînaient, le tirant vers le haut. Ballons l’invitant à se mettre au boulot. Boulot du balai, balayant les ballots des soucis, des inquiétudes et des scrupules inutiles. Boulot des ballets missionnaires, composés et joués aux quatre coins du monde, ballets des contemplations, des conversations et des réalisations apostoliques. Boulet, bolos, ballon, boulot, balai, ballots, ballet… C’est le boulier septénaire que je vous laisse aujourd’hui pour vous aider, à cheminer, à la suite du Christ, à la manière d’Ignace.


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